Un loyer de 2225 dollars serait-il donc un loyer abordable dans le Grand Montréal? À en croire les 54 annonces faites par la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), l’organisme fédéral responsable du marché immobilier, dans tout le territoire national au cours des 18 mois qui ont précédé les élections fédérales, la réponse serait bien « oui »! La déconnexion de la classe dirigeante ne pourrait être plus évidente.

Ces annonces proposaient, en effet, à des constructeurs d’appartements locatifs des prêts à faible taux d’intérêt et amortissables sur 50 ans, dans le cadre du Fonds national de co-investissement pour le logement (FNCIL). L’on estime qu’entre mars et fin septembre 2021 le FNCIL aurait accordé des prêts d’une valeur totale de 9,7 milliards de dollars, dans le but de financer la construction de 29 700 unités résidentielles. 

Mais quelles étaient donc les contreparties exigées en échange de cette manne financière? Les constructeurs devaient s’engager à louer les logements bâtis grâce à ces fonds fédéraux pendant au moins 10 ans et à des prix « abordables », c’est-à-dire à des prix qui ne soient pas supérieurs à 30% du revenu total médian des foyers dans les régions concernées par les projets de construction ainsi financés. Dans la région du Grand Montréal, le revenu médian des foyers s’élève, d’après les dernières estimations de Statistique Canada, à 88 990 dollars par année, d’où l’incroyable seuil d’abordabilité de 2225 dollars par mois!

Dans quel univers, pourrait-on se demander, un loyer pareil serait-il à la portée de la plupart des foyers habitant dans le Grand Montréal? Et dans quel univers des appartements financés par les prêts de la SCHL et loués à un prix moyen de 1500 dollars, tels que ceux dont se compose le complexe résidentiel Birch Meadows à Moncton (N.-B.), pourraient-ils être considérés comme abordables dans une ville où le loyer moyen s’élevait l’année dernière à 880 dollars? 

Apparemment, tel est le cas dans l’univers où vivent le ministre fédéral du Logement, de la Diversité et de l’Inclusion Ahmed Hussen et le premier ministre Justin Trudeau. Cela est d’autant plus vrai que, pendant la dernière campagne électorale, le Parti libéral a promu le FNCIL comme levier essentiel pour « bâtir et rénover davantage de logements abordables ». Comme l’on pourrait bien l’imaginer et comme l’a relevé explicitement le professeur de l’Université de Toronto David Hulchanski, dans un article paru dans le Globe and Mail, les politiques en matière de logement poursuivies par le Parti libéral et par le gouvernement Trudeau sont tout simplement « un coup de relations publiques ».

La situation ne s’améliore guère si nous nous tournons vers l’univers où vivent les membres du gouvernement du Québec. Bien qu’il s’estime être « très connecté sur la réalité », le premier ministre François Legault nie farouchement l’existence même d’une crise du logement au Québec, soutenu en cela par la ministre responsable de l’Habitation Andrée Laforest. De plus, en répondant à une question de la co-porte-parole de Québec solidaire Manon Massé, il a récemment déclaré que le prix actuel d’un logement à Montréal « peut peut-être commencer à 500 ou 600 dollars par mois…. assez rapidement monter à 1000 dollars par mois ». 

Cela dit, la principale candidate et le principal candidat à la mairie de Montréal ne brillent pas non plus par leur compréhension des enjeux du logement québécois. Alors que le coût des logements et l’accès à la propriété se sont hissés au sommet des priorités des électeurs montréalais, Valérie Plante et Denis Coderre ont répondu à ces préoccupations en se livrant à un duel de propositions qui vont, néanmoins, toutes dans la direction opposée à celle qu’il faudrait emprunter.

Alors que la mairesse a notamment promis « d’élargir le Programme d’appui à l’acquisition résidentielle (PAAR) pour stimuler l’accès à la propriété », son principal adversaire s’est engagé à promouvoir la construction de 50 000 unités supplémentaires dans la métropole au cours des quatre années à venir : « Si on veut faire pression à la baisse sur les prix et travailler sur l’abordabilité de la ville », a-t-il déclaré, « il faut construire, il faut augmenter l’offre ». 

Force est donc de constater que les deux partagent, au fond, une seule et même approche. Cette approche consiste à croire que la solution à la crise du logement viendra des mêmes « forces du marché » qui alimentent depuis des années une bulle spéculative immobilière ou de politiques publiques qui s’inscrivent dans la droite ligne des prêts du FNCIL. De telles solutions sont, cependant, destinées à s’avérer inefficaces pour la simple raison qu’elles ne s’attaquent pas à la véritable crise du logement qui est en train de frapper non seulement le Québec et le Canada, mais également le monde entier. Il y a bel et bien une pénurie de logements, mais pas de n’importe lesquels : ce qui manque, ce sont des logements abordables!

Comme le démontrent les derniers chiffres de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE), 42 millions de logements, c’est-à-dire près de 10% du parc locatif des pays qui appartiennent à cette même organisation intergouvernementale, sont aujourd’hui vacants. En ce qui concerne le Canada, le nombre de logements vacants s’élève à 1,34 millions, soit 8,7% de la totalité des unités résidentielles. L’on peut estimer que, si toutes ces habitations vacantes étaient expropriées, l’on pourrait rattraper l’équivalent de « six ans d’offre de logements au taux de construction moyen mesuré entre 2016 et 2019 ». 

Ces chiffres montrent, par conséquent, que la solution à cette situation ne peut pas se limiter à la construction de nouveaux logements ou à la distribution de davantage d’incitatifs aux constructeurs et aux acheteurs. Bien au contraire, ils attestent de la nécessité de s’attaquer aux causes qui sont à l’origine aussi bien du nombre élevé d’habitations non occupées que de la hausse du prix des loyers, c’est-à-dire aux causes qui ont entraîné une bulle spéculative dans le secteur immobilier, qui a été exacerbée par la pandémie. En d’autres termes, ils nous montrent à quel point il est nécessaire de s’attaquer aux profits qui sont faits chaque jour sur la peau des locataires!

Face à la situation du logement aussi bien au Québec et au Canada que dans le monde entier, des solutions bien plus radicales et ambitieuses sont donc nécessaires, telles que l’interdiction des évictions, la nationalisation des propriétaires parasitaires, des spéculateurs et des grands promoteurs immobiliers, ainsi qu’un plafonnement des loyers. De telles mesures sont, cependant, presque impossibles à mettre en œuvre dans une société fondée sur l’exploitation des travailleuses et des travailleurs et gouvernée par les gens mêmes qui s’enrichissent grâce à l’immobilier. Comme l’écrivait Friedrich Engels en 1872, « dans une telle société, la crise du logement n’est pas un hasard, c’est une institution nécessaire; elle ne peut être éliminée ainsi que ses répercussions sur la santé, etc., que si l’ordre social tout entier dont elle découle est transformé de fond en comble ». Alors comme aujourd’hui, lorsqu’il est question de la crise du logement, une seule conclusion s’impose : pas de solution sans révolution!