Voici la cinquième et dernière partie de notre article sur les Rébellions de 1837-38. Cette partie tente d’expliquer l’échec du mouvement, et de le situer dans l’histoire révolutionnaire de l’Amérique du Nord.


<<4e partie

Un manque de leadership

Les Patriotes et les réformistes avaient un soutien énorme au sein des populations des deux provinces, en particulier au Bas-Canada. Alors, comment se fait-il qu’ils n’aient pu accomplir leur programme et mener à bien la révolution?

Il est clair que l’équilibre des forces était défavorable aux provinces canadiennes. Les mouvements du Haut et du Bas-Canada faisaient face à une Grande-Bretagne armée jusqu’aux dents, qui était de manière générale au sommet de sa puissance mondiale et en mesure de concentrer ses forces de répression contre les provinces. Et contrairement à la Révolution américaine, qui avait pu compter sur l’aide de la France, les provinces canadiennes étaient complètement laissées à elles-mêmes. Mais ces facteurs extérieurs ne peuvent à eux seuls expliquer la défaite.

Il ne fait aucun doute que la direction du mouvement dans les deux provinces a grandement fait défaut. Dans une révolution, une direction adéquate est nécessaire et fait très souvent la différence entre une victoire et une défaite. À certains moments cruciaux de l’histoire, la victoire ou la défaite d’un mouvement peut tenir sur les épaules de quelques individus, voire d’un seul.

Au Haut-Canada, la trahison de la direction a démoli la révolution. Le fait que Rolph ait précipité l’insurrection, pour ensuite venir représenter Bond Head et puis s’enfuir, en est la plus funeste démonstration. MacKenzie lui-même affirma :

« Des personnages influents, qui s’étaient engagés à rallier nos rangs, et même des membres du comité exécutif qui avaient ordonné notre action prématurée et malheureuse, ne sont pas venus nous retrouver et n’ont même pas communiqué avec nous. J’étais incapable d’expliquer leur conduite, qui décourageait nombre des nôtres et éclaircissait nos rangs[1]. »

Au Bas-Canada, la direction des Patriotes s’est grandement radicalisée au fil des années, mais n’a jamais préparé ses supporters à un conflit armé avec l’autorité coloniale, si bien que lorsque celui-ci éclata, les troupes patriotes étaient prises sur la défensive, sans préparation aucune. Papineau lui-même l’affirma, deux ans plus tard : « Eh bien! Je mets le gouvernement anglais au défi de me démentir, quand j’affirme qu’aucun de nous n’avait préparé, voulu ou même prévu, la résistance armée[2]. » La bataille de St-Denis a prouvé que les Patriotes pouvaient vaincre les troupes britanniques. S’ils avaient été préparés à l’avance par une direction qui comprenait la nécessité d’un soulèvement armé offensif, les Patriotes auraient sans doute été capables d’instaurer un nouveau gouvernement républicain au Bas-Canada, à l’image de celui de leurs voisins du Sud. L’impact sur leurs voisins du Haut-Canada aurait sans aucun doute été grandiose, toute la situation aurait été transformée.

Lord Durham, l’homme chargé d’enquêter sur les événements de 1837-38 au Bas-Canada, dira lui-même des Rébellions que « le mouvement aurait peut-être réussi même sans l’aide des États-Unis, si les Canadiens-français avaient été mieux préparés et avaient eu de meilleurs leaders. » Il faut aussi souligner que l’aile droite du mouvement contribua à paralyser l’action des Patriotes.

A contrario, les troupes britanniques étaient dûment préparées à écraser le soulèvement. Ayant appris de la défaite contre les Américains 60 ans auparavant, la Couronne savait qu’elle devait tuer dans l’œuf la rébellion, sans même laisser le temps aux Patriotes de réaliser la nécessité du soulèvement révolutionnaire organisé. Lord Durham, encore lui, affirma que la rébellion au Bas-Canada avait été « précipitée par le parti anglais qui avait un sens instinctif du danger qu’il y avait à laisser plus de temps aux Canadiens pour se préparer[3]» Ainsi, sans préparation politique et militaire face à un ennemi plus puissant, constamment sur la défensive face à un ennemi arrogant, les troupes patriotes étaient condamnées à la défaite. Mais il aurait pu en être autrement, si la direction avait préparé ses innombrables supporters à une véritable insurrection.

Ainsi, la direction petite-bourgeoise du mouvement l’a mené à sa perte. La petite bourgeoisie libérale, sympathisant ardemment avec les habitants et les prolétaires, mais confuse quant au programme politique et aux méthodes de lutte, a rendu impuissant le mouvement révolutionnaire par ses hésitations. La confusion était manifeste notamment au Bas-Canada sur la question de l’abolition des droits seigneuriaux, qui n’était même pas incluse dans le programme des Patriotes. Ce n’est que lors de la Déclaration d’indépendance en février 1838 que la question sera posée et traitée adéquatement, soit en revendiquant l’abolition des droits seigneuriaux. Jusque-là, les Patriotes avaient une position ambigüe sur la question, qui montre bien que la direction avait somme toute une vision assez bornée de la lutte qui se dessinait, et qu’au fond, celle-ci ne souhaitait pas de changement en profondeur dans la société.

Le « pitoyable écho » de la Révolution américaine

Il ne fait aucun doute que dans la révolution bourgeoise canadienne, la direction politique faisait défaut. Mais cette explication de la défaite est insuffisante. Il faut être capable de comprendre pourquoi la révolution canadienne s’est retrouvée avec une bourgeoisie réactionnaire et une petite bourgeoisie aussi effrayée, incapable de soulever le peuple contre la Couronne, voire ne voulant pas du tout d’un tel soulèvement populaire. L’analyse des révolutions bourgeoises européennes venues avant et après les Rébellions permettent de mieux comprendre le processus révolutionnaire sur le continent.

Les révolutions bourgeoises en Angleterre et en France, particulièrement cette dernière, sont les deux cas typiques des révolutions bourgeoises. Comme l’explique Marx dans ses articles sur la Révolution de mars 1848 en Prusse :

« Les révolutions de 1648 et de 1789 n’étaient pas des révolutions anglaise et française; c’étaient des révolutions à l’échelle européenne. Elles ne représentaient pas la victoire d’une classe déterminée de la société sur l’ancien régime politique; elles proclamaient le régime politique d’une nouvelle société européenne. La bourgeoisie y triomphait; mais la victoire de la bourgeoisie signifiait alors la victoire d’un nouvel ordre social, la victoire de la propriété bourgeoise sur la propriété féodale, de la nation sur le provincialisme, de la concurrence sur le régime corporatif, de la division de la propriété sur le majorat, de la sujétion du sol au propriétaire sur la sujétion du propriétaire au sol, de l’instruction sur la superstition, de la famille sur le nom d’origine, de l’industrie sur la paresse héroïque, du droit bourgeois sur les privilèges médiévaux. La révolution de 1648 marquait la victoire du dix-septième siècle sur le seizième; la révolution de 1789, la victoire du dix-huitième siècle sur le dix-septième. Ces révolutions exprimaient les besoins de tout l’univers de ce temps, dans une proportion bien plus vaste que les besoins des parties du monde où elles s’accomplissaient, c’est-à-dire en Angleterre et en France[4]. »

Trotsky ajoute, au sujet de la grande Révolution française :

« Nous avons vu dans la période héroïque de la France une bourgeoisie éclairée, active, encore inconsciente des contradictions que comportait sa propre position, à qui l’histoire avait imposé la tâche de diriger la lutte pour un ordre nouveau, non seulement contre les institutions périmées de la France, mais aussi contre les forces réactionnaires de l’Europe entière[5] [Mes italiques, JA]. »

Qu’est-ce qui a permis à la bourgeoisie de vaincre lors de la Révolution française? Précisément ce fait que la bourgeoise n’était pas consciente des contradictions qu’impliquaient sa position, ou plutôt que l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat et les autres couches opprimées de la nation ne s’était pas développé. Marx, au sujet des révolutions bourgeoises anglaise et française :

« Dans ces deux révolutions, la bourgeoisie était la classe véritablement placée à la tête du mouvement. Dans les villes, le prolétariat et les couches de la population urbaine qui n’appartenaient pas à la bourgeoisie ou bien n’avaient point d’intérêts séparés de la bourgeoisie ou bien ne formaient encore de classes ou de parties de classes développées en toute indépendance[6]. »

Trotsky en ajoute :

« La bourgeoisie, en conséquence, dans toutes ses fractions, se considérait comme le chef de la nation, rassemblait les masses pour la lutte, leur donnait des mots d’ordre et leur dictait une tactique pour le combat. La démocratie cimentait d’une idéologie politique l’unité de la nation. Le peuple – petits bourgeois des villes, paysans et ouvriers – élisait comme députés des bourgeois, et les instructions données à ces députés par leurs constituants étaient écrites dans le langage d’une bourgeoisie qui prenait conscience de son rôle de Messie[7]. »

Cependant, analysant les révolutions de 1848, Trotsky affirme que « L’année 1848 diffère déjà énormément de 1789. Comparées à la grande Révolution, les révolutions prussienne et autrichienne surprennent par leur insignifiance. En un sens, elles ont eu lieu trop tôt, et, en un sens, trop tard[8]. » Qu’est-ce que cela veut dire?

L’histoire montre que lorsque des révolutions bourgeoises éclatent, mais que l’antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat a déjà atteint un certain degré de développement, la bourgeoisie prend peur, voit les concessions démocratiques comme une menace à son pouvoir, et se range du côté de la réaction. Elle est parfois hostile aux monarchies et autres restes du passé, mais voue une hostilité encore plus grande au prolétariat qui commence à s’ériger en tant que classe ayant des intérêts indépendants.

C’est pourquoi nous voyons les alliances, dans plusieurs pays, entre les capitalistes et les restes des régimes féodaux, monarchiques, coloniaux ou semi-coloniaux, etc., alliances destinées à mater la révolution bourgeoise. Dans certains cas, l’interpénétration des intérêts capitalistes et féodaux rend de toute façon les bourgeois et les féodaux presque indissociables. La bourgeoisie devient donc réactionnaire avant même d’avoir instauré les conditions de sa seule domination politique. C’est pourquoi nous disons qu’elle est arrivée trop tard sur la scène de l’histoire.

Ainsi, la révolution de 1848 arrivait trop tard dans le sens où l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat était déjà développé suffisamment pour jeter la bourgeoisie dans le camp de la réaction. Dans sa « propre » révolution, en 1848, la bourgeoisie préférait maintenir la monarchie plutôt que de la renverser; elle préférait assurer son partage du pouvoir avec les tenants de la monarchie plutôt que de risquer de soulever le prolétariat et que le mouvement puisse dépasser le cadre des objectifs strictement bourgeois (République, réforme agraire, etc.).

La bourgeoisie n’est plus « le chef de la nation », mais se retourne contre la nation. La révolution de 1848, sur l’échelle de l’histoire, arrivait donc trop tard pour réussir à la manière de 1789.

Dans ce contexte, les tâches de la révolution bourgeoise, c’est-à-dire la réforme agraire, l’instauration de la démocratie bourgeoise et la création d’une nation unifiée et libre de toute oppression nationale, sont des tâches qui incombent au prolétariat, devenue la classe porteuse de progrès dans la société capitaliste.

Mais en ce sens, les révolutions de 1848 arrivaient trop tôt, car le prolétariat n’avait pas encore eu le temps de former ses propres organisations, de se séparer complètement de la bourgeoisie, d’acquérir l’expérience de la lutte et la cohésion nécessaire au renversement de l’ordre établi.

Comment est-ce que cela nous informe sur le processus révolutionnaire en Amérique du Nord?

La révolution bourgeoise « classique » sur le continent fut la Révolution américaine de 1776. Pour la première fois de l’histoire de l’Amérique, une colonie se libérait de son oppresseur colonial. La Révolution américaine a changé le cours de l’histoire humaine.

La bourgeoisie américaine naissante a pu unir derrière elle la nation afin de renverser le régime d’oppression coloniale. Tout comme la Révolution française, la Révolution américaine a pu réussir car l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat américains et les autres couches opprimées n’était pas assez développé. Sans surprise, les contradictions de classes dans la société américaine ont rapidement fait surface, avec notamment la Rébellion de Shay en 1787, brutalement écrasée par le nouveau régime.

Qu’en est-il de 1837-38? Stanley-B. Ryerson, historien marxiste canadien connu, affirmait que l’échec de la révolution démocratique-bourgeoise de 1837-38 « réside dans le développement insuffisant du capitalisme industriel dans la colonie […] et en conséquence, l’absence d’une classe ouvrière organisée. […] Ainsi, la situation n’était pas encore mûre pour une révolution démocratique bourgeoise[9]. »

Cette analyse est foncièrement erronée. En réalité, ces conditions décrites par Ryerson n’étaient pas présentes lors de la Révolution anglaise de 1648, pas plus que lors de la Révolution américaine de 1776 ou la Révolution française de 1789. La bourgeoisie a pu réaliser ces révolutions précisément à cause que le développement du capitalisme était dans ses premiers stades et que la classe ouvrière constituait une petite minorité, voire un simple embryon sans intérêts de classe indépendants, permettant ainsi à la bourgeoisie de parler « au nom de la nation ».

Ainsi, plutôt que de créer les conditions pour une révolution bourgeoise victorieuse, le développement d’une classe ouvrière organisée, tel que Ryerson en parle, est le prélude à une révolution prolétarienne victorieuse. Plus la classe ouvrière se développe, et plus la bourgeoisie prend un caractère réactionnaire notamment dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, et donc plus le rôle du prolétariat prend de l’importance.

La Révolution américaine de 1776 n’a pas pu se répandre à ce qu’était le Canada à l’époque. Les provinces canadiennes demeurant alors sous domination coloniale britannique, les contradictions du régime colonial, expliquées précédemment, ont commencé à se développer et à créer les conditions pour un changement de régime révolutionnaire au cours des années 1830.

Mais en 1837-38, la bourgeoisie canadienne est déjà réactionnaire. La partie de la bourgeoisie qui soutenait les revendications des mouvements s’est vite dissociée de ceux-ci lorsqu’il est devenu clair qu’il fallait un mouvement de masse pour le renversement de l’ordre établi. La bourgeoisie avait déjà plus peur de la révolution qu’elle n’avait de mépris à l’égard de l’oppression coloniale. Elle préférait s’allier à la Couronne et partager le pouvoir, plutôt que de la renverser.

Les contradictions de classe entre la bourgeoisie et le petit prolétariat canadien et les autres couches opprimées, fermiers, habitants et autres, étaient suffisamment développées pour que la bourgeoisie se range du côté de la réaction. Cependant, le prolétariat n’était pas assez développé, pas assez organisé et insuffisamment conscient pour prendre la tête du mouvement. Ainsi, la petite bourgeoisie occupa la position de tête.

Mais la petite bourgeoisie canadienne, de par sa position intermédiaire, a fait montre de vacillations, comportement si caractéristique de cette classe. Les petits bourgeois révolutionnaires canadiens veulent leur République à l’Américaine, mais sont hésitants à l’idée d’une véritable révolution. Ils veulent le résultat de la lutte des classes, sans cette lutte elle-même. Ils veulent un bébé sans passer par le douloureux processus de l’accouchement.

Marx, sur la révolution en Prusse de 1848, dira que « [l]oin de s’ériger en révolution européenne, elle n’offrait qu’un pitoyable écho de la révolution européenne dans un pays arriéré. Au lieu de devancer son siècle, elle demeurait en arrière d’un demi-siècle[10]. » Au Canada, les Rébellions n’étaient qu’un « pitoyable écho » de la Révolution américaine, soixante ans plus tard. Comparées à 1776, les Rébellions, elles-aussi, « surprennent par leur insignifiance ». Les contradictions de classe de la société se sont développées au point où la bourgeoisie est assez à l’aise dans une alliance avec les autorités coloniales britanniques pour se retourner contre la révolution. La petite bourgeoisie canadienne, quant à elle, ne veut plus du système colonial, dénonce ses « abus », mais ne veut pas non plus mener jusqu’au bout la révolution.

On peut donc dire que 1848 est à 1789 en Europe, ce que 1837-38 est à 1776 en Amérique : l’écho de la révolution passée dans un pays où la bourgeoisie est devenue réactionnaire, dans un pays où « l’unité de la nation » est rendue impossible par le développement des contradictions de classes. Voilà la signification historique de 1837-38.

Le caractère général de la révolution, c’est-à-dire une révolution retardataire, provinciale, dirigée par une petite bourgeoisie qui ne souhaite, de manière générale, rien de plus qu’une place au soleil, s’est manifesté dans tous les aspects du mouvement. La question des femmes en est un bon exemple.Il a été mentionné plus tôt que la « Déclaration d’indépendance » de février 1838 garantissait le droit de vote aux seuls hommes. Ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres du sexisme latent dans la société canadienne en général à l’époque. En 1834, le droit de vote avait été retiré aux femmes du Bas-Canada par les députés patriotes dans l’indifférence générale. La stricte différence entre les rôles masculins et féminins faisait office de principe quasi universel.

Dans les faits, la participation active des femmes aux Rébellions a été très faible. Il a certes existé des associations patriotiques féminines qui soutenaient la cause des Patriotes. Lors du mouvement de boycott des produits britanniques, ce sont aux femmes que l’on a demandé de redoubler d’ardeur dans la production de tissus, notamment. Mais dans l’ensemble, le mouvement a été essentiellement l’affaire des hommes.

Marx expliquait que la tradition « pèse comme un cauchemar sur les cerveaux des vivants ». Effectivement, au Canada la tradition d’oppression et d’exclusion des femmes de toute activité politique pesait lourd sur la société.

Mais cela ne peut pas tout expliquer. Parce que la tradition n’a pas empêché les femmes de jouer un rôle grandiose dans la plupart des grandes révolutions dans l’histoire. La Révolution française, malgré qu’elle résultât en l’exclusion des femmes du processus politique, a vu les femmes « sans-culottes » jouer un rôle de premier plan, poussant de l’avant le mouvement visant à mener la révolution jusqu’au bout, par opposition aux Girondins et aux Girondines qui souhaitaient en arriver à un compromis avec la monarchie. De même, les ouvrières de Petrograd furent celles qui déclenchèrent la Révolution de Février qui mit fin au régime tsariste en Russie, en 1917. Les femmes, en tant que groupe victime d’une oppression spécifique, ont toujours plus à gagner à la victoire d’une révolution, et sont donc doublement portées à s’impliquer et à tenter d’amener la révolution jusqu’à la victoire.

Qu’en est-il alors des Rébellions de 1837-38, la révolution bourgeoise canadienne avortée?

L’idée selon laquelle la révolution au Canada n’était que l’écho affaibli de la Révolution américaine s’applique également ici. Les leaders du mouvement patriote et réformiste, incapables de soulever le peuple en vue d’une véritable révolution, et probablement peu désireux de le faire, ont été encore moins capables de mobiliser les couches spécialement opprimées de la société (les Patriotes feront très tard un appel aux femmes) : tout cela était le résultat du caractère retardataire de la révolution canadienne et du mauvais leadership qui en résultat.

La bourgeoisie américaine, après avoir dirigé le peuple – incluant les femmes – dans la guerre révolutionnaire, avait eu le temps de se transformer en une force réactionnaire, d’en finir avec l’aile gauche de la révolution et d’institutionnaliser l’oppression des femmes et des Noirs, notamment. Le Canada a, dans une certaine mesure, absorbé les mœurs de la phase descendante de la Révolution américaine, sans avoir eu le temps d’absorber l’énergie révolutionnaire américaine d’antan, afin de faire sa propre révolution bourgeoise. Ainsi, il n’y a aucune surprise dans le fait que les femmes aient été peu enthousiastes à l’appel de Patriotes hésitants entre réformisme et révolution, et insistant pour que les femmes demeurent cloisonnées dans la sphère « privée ».

De même, par ailleurs, pour ce qui est des autochtones. Incapables de rallier les autochtones de manière significative à la lutte, les Patriotes ont même fait face à la méfiance des Iroquois de Kahnawake en novembre 1837, ceux-ci refusant d’aider les Patriotes, dans une atmosphère de confusion et de rumeurs d’une attaque par les Patriotes sur Kahnawake. Une analyse détaillée de la relation entre autochtones et colons dépasse le cadre de cet article, mais il semble évident, encore une fois, que les Patriotes n’ont fait que peu d’efforts pour aller chercher le soutien des peuples autochtones ou de les entrainer activement dans la lutte contre le joug de l’Empire britannique.

Une nouvelle révolution doit avoir lieu

La tentative de révolution démocratique bourgeoise au Haut et au Bas-Canada a échoué. Mais, les Rébellions ont tout de même pavé la voie à des changements dans les colonies. La première réforme, celle de l’Acte d’Union de 1841, a institutionnalisé l’oppression des Canadiens-français. La fusion du Bas et du Haut-Canada et la formation du Canada-Uni donnaient autant de députés au Canada-Ouest (majoritairement anglais) qu’au Canada-Est (majoritairement français), même si celui-ci avait une population beaucoup plus nombreuse. L’objectif avoué était l’assimilation des Canadiens-français, un autre exemple classique de la stratégie « diviser pour mieux régner ». Plutôt que de laisser les deux colonies avoir leur gouvernement respectif, ce qui favorisait ensuite leur lutte unifiée pour des revendications démocratiques, la Couronne a préféré les unir sur le dos des Canadiens-français, ce qui faciliterait le règne sur les deux peuples.

Malgré que le Canada ne soit plus une colonie britannique aujourd’hui, les réformes de la deuxième partie du XIXe siècle sont restées incomplètes, si bien que le Canada n’est jamais devenu une République démocratique authentique et a toujours la Reine d’Angleterre sur sa monnaie aujourd’hui. Comme partout ailleurs dans les ex-pays coloniaux ou semi-coloniaux, la bourgeoisie « résout » les questions démocratiques de manière partielle, incomplète, tronquée.

Le Canada est passé d’un réseau de colonies de l’Empire britannique à un pays impérialiste qui participe activement au pillage du monde et à la défense du système capitaliste face aux mouvements sociaux naissants. Aujourd’hui, la tâche de se débarrasser des dernières reliques pourries de la monarchie, tant pour les Québécois-es que pour les Canadien-nes, incombent à la classe ouvrière du pays en entier, dans sa lutte plus large pour renverser l’impérialisme canadien et le système capitaliste qu’il protège.

Si en 1837-38, le prolétariat, de par son état embryonnaire et l’état tout aussi embryonnaire de ses organisations, était encore à la traîne de la petite bourgeoisie, le prolétariat moderne est aujourd’hui certainement en mesure de jouer un rôle politique indépendant. Les grèves de Winnipeg en 1919, celle d’Asbestos en 1949, et la grève général quasi-insurrectionnelle de 1972 au Québec ont démontré tout le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière.

La bannière des Patriotes doit maintenant faire place à la bannière de Marx, Engels, Lénine, Trotsky et Rosa Luxemburg, soit la bannière du communisme.


Bibliographie :

Archives publiques de l’Ontario, « Documents relatifs aux loyalistes de l’Empire-Uni », http://www.archives.gov.on.ca/fr/access/documents/research_guide_227_united_empire_loyalistsf.pdf.

Roch Denis, Luttes de classes et question nationale au Québec 1948-1968, Presses socialistes internationales, 1979.

L’Encyclopédie canadienne, « Loyalistes », http://www.encyclopediecanadienne.ca/fr/article/loyalistes/.Allan Greer, Habitants et Patriotes, Éditions Boréal, 1997.

Allan Greer, «Reconsidérer la Rébellion de 1837-38», Bulletin d’histoire politique, vol. 7, no. 1, Automne 1998.Greg Keilty, 1837: Revolution in the Canadas, Toronto NC Press, 1974.

Yvan Lamonde, Histoire sociale des idées au Québec (1760-1896), Éditions Fides, 2000.

Charles Lipton, Histoire du syndicalisme au Canada et au Québec 1827-1959, Partis pris, 1976.

Karl Marx, « Bourgeoisie et contre-révolution », in Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres choisies vol 1, Éditions du Progrès, 1968.

Louis-Joseph Papineau, Histoire de l’Insurrection au Canada, Montréal Leméac, 1968.

Stanley-B. Ryerson, 1837: The Birth of Canadian Democracy, Toronto F. White, 1937.

Stanley-B. Ryerson, Le capitalisme et la confédération, Partis pris, 1972.

Stanley-B. Ryerson, Les origines du Canada, VLB éditeur, 1997.

Léon Trotsky, Bilan et perspectives, Éditions de Minuit, 1969.


Notes de bas de page :

[1] Stanley-B. Ryerson, Le capitalisme et la confédération, p. 172.

[2] Louis-Joseph Papineau, Histoire de l’Insurrection du Canada, p. 46.

[3] Stanley-B. Ryerson, Le capitalisme et la confédération, p. 89.

[4] Karl Marx, « Bourgeoisie et contre-révolution », dans Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres choisies vol. 1, p. 144.

[5] Léon Trotsky, Bilan et perspectives, p. 36.

[6] Karl Marx, op. cit.

[7] Léon Trotsky, op. cit., p. 36-37.

[8] Ibid., p. 35.

[9] Stanley-B. Ryerson, Le capitalisme et la confédération, p. 185.

[10] Karl Marx, op. cit., p. 145.