Ce texte est extrait d’un article publié par Trotsky, en 1938, sous le titre: « Quelle est la signification de la lutte contre le trotskysme ? » Exilé au Mexique, Trotsky y était la cible d’une violente campagne de calomnies, de la part de dirigeants staliniens des organisations ouvrières de ce pays. Le chef mexicain de cette campagne était le secrétaire général de la Confédération des Travailleurs du Mexique (CTM), Vincente Lombardo Toledano. Le présent article, qui est une réponse aux attaques de Toledano, s’ouvre sur une explication des causes générales du Stalinisme. C’est cette explication – à la fois concise et limpide – que nous publions ici.

Dans bien des lettres et oralement, on m’a demandé ce que signifiait la lutte qui se déroule actuellement en Union Soviétique entre staliniens et trotskystes et pourquoi, dans d’autres pays, particulièrement au Mexique, certains dirigeants du mouvement ouvrier ont abandonné leur travail pour développer une campagne de calomnie contre moi personnellement, en dépit de ma non-intervention dans les affaires internes du pays. Je suis reconnaissant que de telles questions m’aient été posées, car elles me donnent l’occasion de répondre publiquement, avec la plus grande clarté et précision possible.

Des causes qui ne sont pas personnelles

En premier lieu, il faut bien comprendre que, quand se développe une lutte politique de grande ampleur, dans laquelle des dizaines et des centaines de milliers de gens sont engagés, il n’est pas possible de l’expliquer par des raisons « personnelles ». Il ne manque pas de gens superficiels et intrigants pour attribuer la lutte entre trotskystes et staliniens à des motifs d’ambitions personnelles. C’est là une pure absurdité. L’ambition personnelle ne peut motiver que des hommes politiques individuels. En Union Soviétique, des milliers et des milliers de personnes baptisées « trotskystes » ont été et sont encore exécutées. Toutes sacrifieraient leur bonheur, leur liberté, leur vie et souvent celle de leur famille à la seule ambition d’un unique individu nommé Trotsky ? C’est absurde.

Il est tout aussi absurde de croire qu’on peut expliquer la politique stalinienne en termes d’ambition personnelle de Staline. En outre, il y a longtemps que cette lutte a débordé les frontières de l’Union Soviétique. Pour bien comprendre la signification du conflit qui est en train de diviser le mouvement ouvrier du monde entier, on doit rejeter, avant d’aller plus loin, tout le verbiage sur les motifs personnels et examiner attentivement les causes historiques qui l’ont engendré.

Le but de la révolution d’Octobre

Tout le monde connaît, ne serait-ce que dans leurs grandes lignes, les causes et les problèmes de la révolution d’Octobre qui a éclaté en Russie, en 1917. Ce fut la première révolution victorieuse des masses opprimées conduites par le prolétariat. Son but était d’abolir l’exploitation de classe et l’inégalité, de créer une société nouvelle, socialiste, basée sur la propriété collective de la terre et des usines, de réaliser un partage rationnel et juste des produits du travail entre les membres de la société.

Quand nous étions en train de faire cette révolution, bien des social-démocrates – des réformistes opportunistes comme Lewis, Jouhaux, Lombardo Toledano, Laborde – nous disaient que nous allions échouer, que la Russie était un pays trop arriéré, que le communisme y était impossible, etc. Nous répondions de la façon suivante: bien entendu, la Russie, prise isolément, est trop arriérée, pas assez civilisée, pour qu’on puisse construire dans ce seul pays une société communiste. Mais, ajoutions-nous, la Russie n’est pas seule. Il existe dans le monde des pays capitalistes plus avancés, avec une technologie et une culture bien plus développées, et un prolétariat beaucoup plus développé également. Nous, les Russes, nous commençons la révolution socialiste, c’est-à-dire que nous sommes en train de faire courageusement le premier pas vers l’avenir. Mais les ouvriers français, allemands et anglais entreront après nous dans la lutte révolutionnaire, prendront le pouvoir dans ces pays et pourront alors nous aider, grâce à leur technologie et leur culture supérieures. Sous la direction du prolétariat des pays les plus avancés, même les peuples des pays arriérés (Chine, Inde, Amérique latine) s’engageront à leur tour dans la nouvelle voie socialiste. Ainsi arriverons-nous graduellement à la formation d’une nouvelle société.

On sait que nos espoirs d’une révolution prolétarienne prochaine en Europe ne se sont pas matérialisés. Pourquoi ? Non pas parce que les masses travailleuses n’en avaient pas la volonté. Au contraire, après la guerre de 1914-1918, le prolétariat, dans tous les pays d’Europe, a commencé à combattre la bourgeoisie impérialiste et a montré qu’il était parfaitement prêt à prendre le pouvoir. Qui l’a retenu ? Ses dirigeants, les bureaucrates ouvriers conservateurs, les messieurs du genre Lewis et Jouhaux, les maîtres de Lombardo Toledano.
Le rôle destructeur de la social-démocratie

Pour pouvoir réaliser ses objectifs, la classe ouvrière doit créer ses organisations, les syndicats et le parti politique. Au cours de ce processus, toute une couche de bureaucrates, secrétaires de syndicats ou d’autres organisations, députés, journalistes, etc., s’élève au-dessus de la masse exploitée. Ces hommes s’élèvent au-dessus de la masse des travailleurs, autant par leurs conditions matérielles de vie que par leur influence politique. Un petit nombre conserve un lien interne avec la classe ouvrière et lui reste loyal. Beaucoup plus nombreux sont les bureaucrates ouvriers qui commencent à regarder vers ceux qui sont au-dessus d’eux, au lieu de regarder ceux qui sont au-dessous. Ils commencent à se tourner vers la bourgeoisie, oubliant les souffrances, les misères et les espoirs des classes travailleuses. C’est là la cause de bien des défaites infligées à la classe ouvrière.

Dans le cours de l’histoire, nous avons plus d’une fois constaté que des partis et des organisations qui étaient nés du mouvement populaire ont ensuite connu une dégénérescence complète. C’est ce qui est arrivé en son temps à l’Eglise chrétienne, qui a commencé comme un mouvement de pêcheurs, de charpentiers, d’opprimés et d’esclaves, mais qui en est arrivée à bâtir une hiérarchie puissante, riche et cruelle. C’est ce qui est arrivé, sous nos yeux même, aux partis de la IIe Internationale, la soi-disant « social-démocratie ». Celle-ci s’est graduellement éloignée des intérêts réels du prolétariat et s’est rapprochée de la bourgeoisie. Pendant la guerre, dans tous les pays, la social-démocratie a défendu son propre impérialisme national, c’est-à-dire les intérêts du capital brigand, trahissant les intérêts des ouvriers et des peuples coloniaux. Quand les mouvements révolutionnaires ont commencé, au cours de la guerre, la social-démocratie, le parti qui aurait dû amener les ouvriers à l’insurrection, a, en fait, aidé la bourgeoisie à abattre le mouvement ouvrier. C’est la trahison à l’intérieur de son propre état-major qui a paralysé le prolétariat.

C’est pourquoi les espoirs d’une révolution européenne et mondiale après la guerre ne se sont pas réalisés. La bourgeoisie a conservé son emprise sur la richesse et le pouvoir. Ce n’est qu’en Russie, où existait le parti bolchevique vraiment révolutionnaire, que le prolétariat a vaincu et constitué un Etat ouvrier. Les ouvriers des pays les plus riches et les plus développés ne pouvaient venir à son aide. Le résultat a été que le prolétariat russe, malgré sa victoire, s’est trouvé dans une situation très difficile.


La puissance de la bureaucratie soviétique
Si le niveau de la technologie en Russie avait été aussi élevé qu’en Allemagne ou aux Etats-Unis, l’économie socialiste aurait dès le début produit tout le nécessaire pour satisfaire les besoins du peuple. Dans ces circonstances, la bureaucratie soviétique n’aurait pas pu jouer un rôle important, puisqu’un niveau élevé de technologie aurait signifié également un niveau culturel élevé, et que les ouvriers n’auraient jamais permis à la bureaucratie de les commander. Mais la Russie était un pays pauvre et arriéré, inculte. Elle était en outre dévastée par des années de guerre impérialiste et de guerre civile. C’est pourquoi la nationalisation de la terre, des usines et des mines, bien qu’ayant représenté un énorme profit économique, ne pouvait pas produire rapidement – et ne peut jusqu’à ce jour produire – la quantité de biens nécessaires à la satisfaction des besoins quotidiens de la population.

Partout où il y a pénurie de biens se développe inévitablement une lutte pour ces biens. La bureaucratie y intervient, arbitrant, divisant, donnant à l’un, prenant à l’autre. Bien sûr, ce faisant, la bureaucratie n’oublie pas de s’occuper d’elle-même. Il faut se rappeler qu’en U.R.S.S, il existe une bureaucratie, non seulement dans le parti et les syndicats, mais aussi dans l’appareil d’Etat. La bureaucratie a dans les mains le pouvoir sûr, la propriété nationalisée, la police, les tribunaux, l’armée et la flotte.

Son contrôle sur l’économie et la distribution des biens a donné à la bureaucratie soviétique la possibilité de concentrer entre ses mains toute l’autorité, écartant du pouvoir les masses laborieuses. C’est ainsi que, dans le pays de la révolution d’Octobre, une nouvelle caste, privilégiée, s’est élevée au-dessus des masses et gouverne le pays avec des méthodes presque identiques à celles du fascisme. De la liberté du peuple, des libertés de presse et de réunion, il n’est plus question. Les soviets d’ouvriers et de paysans ne jouent plus aucun rôle. Tout le pouvoir est aux mains de la bureaucratie. La personne qui gouverne est le chef de la bureaucratie: Staline.

Le caractère bourgeois de la bureaucratie

Il est impossible de dire que l’Union Soviétique est en train d’avancer vers l’égalité socialiste. En termes de situation matérielle, la couche supérieure de la bureaucratie vit comme la grande bourgeoisie dans les pays capitalistes. La couche moyenne vit plus ou moins comme la bourgeoisie moyenne, et, finalement, les ouvriers et les paysans vivent dans des conditions bien plus difficiles que les ouvriers et les paysans des pays avancés. C’est l’absolue vérité.

On pourra demander: « cela signifie-t-il que la révolution d’Octobre était une erreur ? » Une telle conclusion serait incontestablement tout à fait erronée. La révolution n’est pas le résultat d’un individu unique ou d’un seul parti. La révolution émerge de tout un développement historique, au moment où les masses populaires n’ont plus la force de supporter la vieille oppression. La révolution d’Octobre, en dépit de tout, a permis des conquêtes fantastiques. Elle a nationalisé les moyens de productions et, par les méthodes de planification de l’économie, rendu possible un développement extrêmement rapide des forces productives. C’est un énorme pas en avant. Toute l’humanité a appris de cette expérience. La révolution d’Octobre a donné une vigoureuse poussée à la conscience des masses populaires. Elle a éveillé en elles un esprit d’indépendance et d’initiative. Si la situation des ouvriers est à bien des égards difficile, elle est néanmoins meilleure qu’elle ne l’était sous le tsarisme. Non, la révolution d’Octobre n’a pas été une « erreur ». Mais, dans une Russie isolée, elle ne pouvait réaliser son objectif essentiel, à savoir l’établissement d’une société fraternelle, socialiste. Ce but reste à atteindre.

La lutte des ouvriers contre la bureaucratie

A partir du moment où une nouvelle couche parasitaire s’est élevée sur le dos du prolétariat en U.R.S.S., la lutte des masses se dirige naturellement contre la bureaucratie, en tant qu’obstacle principal sur la route du socialisme. Quand la bureaucratie essaie de justifier son existence, elle explique que le socialisme a déjà été « réalisé », grâce à ses efforts. En réalité, la question sociale n’est résolue que pour la bureaucratie, dont la vie est loin d’être mauvaise. « L’Etat, c’est moi, raisonne le bureaucrate. Si tout va bien pour moi, c’est que tout est en ordre. » Il n’est pas surprenant que les masses populaires, qui ne sont pas sorties de la misère, éprouvent de l’hostilité et de la haine pour cette nouvelle aristocratie qui dévore une part importante des fruits de leur travail.

Tout en prétendant défendre les intérêts du socialisme, la bureaucratie défend en réalité ses propres intérêts, écarte et extermine inlassablement quiconque élève une critique contre l’oppression et la terrible inégalité en Union Soviétique. La bureaucratie soutient Staline parce qu’il défend résolument, de façon implacable et avec une totale détermination, sa position et ses privilèges. Celui qui ne l’a pas compris n’a rien compris.

La lutte de la bureaucratie contre les trotskystes

Il est tout à fait naturel que les ouvriers, qui ont fait trois révolutions en l’espace de douze ans, soient mécontents de ce régime et qu’ils aient plus d’une fois essayé de neutraliser la bureaucratie. En Union Soviétique, on appelle « trotskystes » ces représentants du mécontentement de la classe ouvrière qui critiquent et protestent, parce que leur lutte correspond au programme que je défends dans la presse. Si la bureaucratie combattait pour les intérêts du peuple, elle pourrait châtier ses ennemis devant les masses, pour des crimes réels, pas inventés. Mais dans la mesure où elle ne lutte que pour ses intérêts à elle, contre ceux du peuple et de ses véritables amis, la bureaucratie ne peut naturellement pas dire la vérité sur les causes des innombrables persécutions, arrestations et exécutions.

Aussi accuse-t-elle ceux qu’elle appelle « trotskystes » de crimes monstrueux qu’ils n’ont jamais commis et ne pouvaient commettre. Pour fusiller son adversaire qui défend les intérêts vitaux des ouvriers, la bureaucratie se contente de dire qu’il est un « agent fasciste ». Il n’y a aucune vérification possible des activités de la bureaucratie. Au cours d’interrogatoires secrets, menés dans le style de la Sainte-Inquisition, on arrache aux accusés l’aveu de crimes incroyables. Tel est le caractère des procès de Moscou qui ont ébranlé le monde entier. Le résultat semble être que toute la vieille garde bolchévique, toute la génération qui, avec Lénine, a lutté pour la conquête du pouvoir par la classe ouvrière, était en réalité entièrement composée d’espions et d’agents de la bourgeoisie. Après quoi, on a exterminé les plus importants des représentants de la génération suivante, ceux qui avaient porté sur leurs épaules tout le poids de la guerre civile.

Ainsi la révolution d’Octobre a été faite par des fascistes ? Et la guerre civile des ouvriers et des paysans a été dirigée par des traîtres ? Non. C’est une calomnie méprisable contre la révolution et le bolchevisme! L’explication de cette calomnie, c’est que les bolcheviks, qui avaient un authentique passé révolutionnaire, étaient précisément les premiers à protester contre la nouvelle caste bureaucratique et ses privilèges monstrueux. La bureaucratie, mortellement effrayée par l’opposition, s’est engagée dans une lutte impitoyable contre les représentants du vieux parti bolchevique et, à la fin, elle a réussi à les exterminer presque totalement. C’est l’absolue vérité.

Les agents étrangers de Staline

La bureaucatie de Moscou maintient à travers le monde un nombre important d’agents pour préserver son autorité à l’extérieur, afin d’apparaître comme la représentante de la classe ouvrière et le défenseur du socialisme, et pour tromper la classe ouvrière mondiale. Dans ce but, elle dépense annuellement des dizaines de millions de dollars. Nombre de ces agents sont des dirigeants du mouvement ouvrier, des permanents des syndicats ou des partis soit-disant « communistes », lesquels n’ont en fait plus rien à voir avec le communisme. Le travail de ces agents payés par le Kremlin consiste à tromper les ouvriers, à présenter les crimes de la bureaucratie soviétique comme une « défense du socialisme », à calomnier les ouvriers russes avancés qui luttent contre la bureaucratie et à traiter de « fascistes » les véritables défenseurs des ouvriers. « Mais c’est ignoble! », va s’exclamer tout ouvrier honnête. Nous croyons aussi que c’est un rôle ignoble.