Si l’on en croit les récents résultats électoraux au Canada et au Québec, ce n’est pas que dans l’univers de Game of Thrones que l’hiver est arrivé. Après l’élection du Parti conservateur de Doug Ford en Ontario en juin dernier, les conservateurs de Jason Kenney ont repris le pouvoir en Alberta le 17 avril dernier. Dans les maritimes, le Nouveau-Brunswick et l’Île-du-Prince-Édouard ont également vu les conservateurs récemment former des gouvernements minoritaires. Comme on sait, le Québec n’est pas en reste, avec l’élection de nos propres conservateurs, la CAQ, à l’automne dernier. Au fédéral, les sondages placent les conservateurs d’Andrew Scheer à quelques points d’avance sur les libéraux fédéraux en vue des élections d’octobre 2019.
Il peut être facile de tomber dans le pessimisme devant la « vague bleue ». Mais en regardant au-delà des apparences, et en adoptant une vision à long terme, on se rend compte que les récentes victoires électorales de la droite ne nous disent pas toute l’histoire. Ces partis ont gagné en s’appuyant sur une colère grandissante dans la population. Mais cette colère se retournera éventuellement contre ces nouveaux gouvernements. La classe ouvrière, loin d’avoir été vaincue, n’a pas encore réellement bougé ni montré sa puissance. Les nouveaux gouvernements conservateurs et leurs alliés des grandes entreprises vont devenir impuissants lorsque les travailleurs entreront en action. Cela surviendra tôt ou tard, puisque ces gouvernements préparent de brutales attaques sur les travailleurs – comme nous le voyons déjà avec Doug Ford.
Rejet du statu quo
Ne nous y trompons pas : Ford, Kenney et Legault représentent la voix des patrons au gouvernement, tout en défendant des politiques racistes, homophobes et autres. Mais est-ce que ce sont ces politiques qui ont convaincu les gens de voter pour eux?
Loin d’indiquer une popularité des idées de droite, les récentes victoires des conservateurs et caquistes révèlent plutôt l’échec des politiques du « centre » et un rejet de l’establishment. Semblablement à la victoire de Trump aux États-Unis, celles de Legault, Ford et Kenney ont surfé sur un sentiment de rejet du statu quo et d’une volonté de changement, manipulés de façon démagogique. Doug Ford a joué dans le populisme crasse en promettant, tel un candidat à un poste d’exécutant dans un syndicat étudiant au cégep, de baisser le prix de la bière à un dollar. Legault a fait mousser le sentiment « identitaire » en promettant de réduire l’immigration, tout en se présentant comme le parti du changement face aux partis discrédités que sont les libéraux et le PQ. Dans les deux cas, ils ont profité d’un rejet massif des gouvernements du Parti libéral qui s’étaient mis à dos les travailleurs par des mesures d’austérité. D’ailleurs, il est significatif que Ford comme Legault aient été élus sur des programmes flous et non chiffrés, et n’aient pas ouvertement parlé d’appliquer l’austérité.
En Alberta, une province ravagée par la baisse des prix du pétrole et le déclin de son secteur pétrolier, une colère sourde gronde. Cependant, la première ministre sortante néodémocrate Rachel Notley a passé les dernières années à jouer la porte-parole de l’industrie des hydrocarbures, dans l’espoir que les barons du pétrole se mettent à l’aimer, tout en se faisant la championne du statu quo dans la dernière campagne électorale. Elle a ainsi réussi à s’aliéner la classe ouvrière, sans pourtant gagner la sympathie des « boss du gaz », qui préfèrent de loin les conservateurs. Jason Kenney s’est positionné comme champion de l’économie et des pipelines, qui sont devenus dans cette province synonymes de création d’emplois. C’est ainsi qu’il a gagné le vote des Albertains directement affectés par la crise économique que les politiques du NPD n’ont pu freiner.
En fait, les succès récents de la droite ne sont pas tant dus à sa propre force qu’à la faiblesse et aux erreurs répétées de la gauche, notamment des dirigeants du NPD et des syndicats. Par exemple, le NPD ontarien avait tourné vers la droite à un point tel qu’il n’y avait plus vraiment de différence entre lui et les libéraux. Devant la rhétorique anti-establishment de Doug Ford, il était vu comme un parti défendant le statu quo. Bien que le parti ait proposé des réformes modérées pouvant réellement répondre aux besoins des travailleurs lors de la dernière campagne électorale, c’était trop peu, trop tard et le mécontentement des gens a été canalisé vers la droite avec Ford. Seul Ford donnait l’impression de s’insurger contre le statu quo. Les dirigeants des syndicats ontariens ont quant à eux honteusement appelé à un « vote stratégique », soit un appel couvert à voter pour les libéraux discrédités dans certains comtés.
Au fédéral, le NPD de Jagmeet Singh met tous ses efforts à plaire à la fois aux travailleurs et à l’establishment capitaliste, mais ne fait que s’aliéner les deux. Au moment où Justin Trudeau devient de plus en plus discrédité, notamment par le scandale autour de SNC-Lavalin, Singh se distingue des libéraux… comment au juste? Le chef du NPD semble complètement déconnecté du sentiment anti-establishment qui grandit.
Les intellectuels libéraux ont beau s’affoler devant la montée du « populisme », le fait est que les populistes de droite gagnent des élections en profitant d’un sentiment qui est justifié. Selon Laurie Adkin, professeure à l’Université de l’Alberta qui donne notamment un cours sur le populisme de droite, « le populisme est essentiellement tout type de discours ou de mouvement politique qui construit une opposition entre le peuple et l’élite ». Mais le fait est que cette opposition existe réellement : l’opposition entre ceux qui travaillent pour un salaire, et ceux qui tirent un profit du travail des autres – les banquiers et les hommes d’affaires. Et le problème pour l’establishment est que de plus en plus de gens réalisent que cette opposition existe, et qu’une minorité de riches s’enrichissent sur le dos du reste. Ils sont donc animés d’un mépris grandissant de cette élite capitaliste, et d’un rejet de leur système. Le « Baromètre de confiance » de la firme de communications Elderman montre une montée de la méfiance des gens envers « l’élite » au Canada. « Et qui peut les blâmer? Le système ne marche plus pour eux », commente la directrice générale de la firme, Bridgitte Anderson.
Malheureusement, à l’heure actuelle, le désir de changement et le rejet des politiques de l’establishment libéral sont récupérés par les populistes de droite qui remportent des victoires électorales. Cela survient malgré leurs politiques racistes, homophobes ou autres, et non à cause d’elles.
Ces victoires masquent toutefois le processus complet. Nous n’avons pas une simple montée de la droite, mais bien une polarisation de la société, à droite comme à gauche, fondée sur l’effondrement du « centre ».
Au Québec, la montée fulgurante de Québec solidaire lors des dernières élections a bien démontré cette polarisation. QS s’est distancé des autres partis grâce à une poignée de propositions audacieuses répondant à des besoins pressants des travailleurs et des jeunes (assurance dentaire universelle, baisse de moitié des tarifs de transport en commun et gratuité scolaire). Le parti s’est même mérité une campagne de « peur rouge » de la part du PQ, sans que cela ne fasse du mal à ses appuis. Cela nous a permis d’entrevoir le potentiel de vaincre les conservateurs en tout genre par un discours anti-establishment et des propositions audacieuses qui connectent avec le désir de la classe ouvrière de renverser l’austérité.
Pour vaincre la droite, la gauche doit cesser de se plier devant les appels à être « raisonnable », « modérée » et « respectable » et se positionner clairement contre l’establishment. Cela signifie dénoncer le système capitaliste et proposer un programme socialiste visant à construire une nouvelle société. C’est la seule façon de canaliser vers la gauche la colère grandissante des travailleurs abandonnés par le système.
Ontario : la jeunesse et les travailleurs contre Ford
Le cas de l’Ontario doit être étudié par tous ceux qui désespèrent devant les victoires électorales de la droite. Immédiatement après son élection, Ford s’est mis au travail en implantant de sévères mesures d’austérité dont il n’a jamais parlé pendant la campagne électorale. Il a annoncé des mesures telles que l’agrandissement de la taille des salles de classe et l’élimination de milliers d’emplois d’enseignant dans ce processus, l’annulation de la hausse prévue du salaire minimum, des coupes dans les bourses aux étudiants universitaires plus démunis, et prépare la privatisation du secteur de la santé.
Quel est le résultat? En l’espace d’un an, les conservateurs de Doug Ford ont réussi à se mettre à dos presque toutes les couches de la population – à l’exception de leurs amis les riches, les banquiers et les hommes d’affaires. Ils sont aux prises avec une série de manifestations contre leurs politiques, et Doug Ford est devenu l’un des premiers ministres les plus impopulaires au Canada. Le 21 mars, des milliers d’étudiants universitaires et collégiaux ont débrayé contre les coupes au financement des universités et dans les bourses aux étudiants pauvres. Le 4 avril dernier, 100 000 étudiants d’environ 700 écoles secondaires ont débrayé contre l’augmentation de la taille des salles de classe, une mobilisation historique. Le 6 avril, 30 000 personnes ont manifesté contre les coupes en éducation. Le Premier Mai, journée internationale des travailleurs, une manifestation spontanément appelée en faveur d’une « grève générale » a attiré quelques milliers de personnes à Toronto. Rappelons que les mouvements étudiants en Ontario sont habituellement très faibles, et qu’il n’y a pas de tradition forte de mobilisation au Premier mai dans cette province. Cette pression de la base commence à briser l’inertie des dirigeants syndicaux et à les forcer à se servir des immenses ressources des syndicats pour mobiliser un mouvement contre Ford.
La mobilisation en Ontario est un avant-goût de ce qui nous attend lorsque des attaques similaires surviendront dans d’autres provinces et au fédéral si Scheer est élu. D’ailleurs, en Alberta, les étudiants du secondaire ont organisé un débrayage le vendredi 3 mai dernier en protestation contre le nouveau gouvernement. Au Québec, 150 000 étudiants ont fait la grève le 15 mars dernier dans le cadre de la grève mondiale du climat. La jeunesse nous montre la voie à suivre!
Le vent va tourner!
Comme nous le voyons actuellement en Ontario, le rapport de force est beaucoup plus en notre faveur qu’on pourrait le penser. Il n’y a aucune raison d’être cynique ou pessimiste à l’heure actuelle. La frustration des masses envers le statu quo capitaliste ne fera que grandir devant les attaques des partis conservateurs au pouvoir.
À l’heure actuelle, en l’absence d’une direction adéquate dans le mouvement ouvrier, la droite gagne des élections. Mais le sentiment anti-establishment est toujours bien présent. Les victoires conservatrices à travers le Canada préparent un puissant retour du balancier vers la gauche. De nombreuses personnes verront au cours des prochaines années que Kenney, Ford, Legault et les autres sont eux aussi au service de l’élite détestée. Ils le voient déjà très bien avec Ford.
La colère de la classe ouvrière se traduira inévitablement en action. Ici au Québec, 76% des gens éprouvent un sentiment d’injustice et 63% ont un manque de confiance dans le système socio-économique actuel. Ces chiffres démontrent que les conditions sont mûres pour un mouvement de masse contre les patrons et leur système capitaliste. La classe ouvrière a besoin d’une direction audacieuse prête à mobiliser un mouvement socialiste de masse visant à stopper la droite.