La dernière menace de Legault d’intervenir dans les universités pour « protéger notre liberté d’expression » pue l’hypocrisie. En fait, elle servira de prétexte à la droite pour mieux avancer ses propres positions sur les campus, tout en restreignant la capacité de la critiquer.


Le 13 février dernier, le premier ministre François Legault a fait des vagues en publiant un long commentaire sur sa page facebook dans lequel il part en guerre contre les « radicaux qui veulent censurer, museler, intimider et brimer notre liberté de parole » dans les universités québécoises. Cette sortie venait deux jours à peine après la chronique de Mathieu Bock-Côté dans laquelle il demandait que l’État intervienne pour « défendre la liberté académique » et réformer l’université au grand complet.

En réalité, ce débat sur les universités n’est que le plus récent chapitre d’une saga déjà bien entamée. Depuis plusieurs mois, voire plusieurs années, la droite politique et médiatique s’acharne à défendre la liberté d’expression contre le soi-disant autoritarisme de la gauche, la « cancel culture » et l’idéologie « woke ». Mathieu Bock-Côté, le général de l’armée des chroniqueurs du Journal de Montréal dans la guerre sainte, affirmait par exemple en septembre dernier qu’« étrangement, la principale menace à la liberté d’expression n’est peut-être plus [l’islamisme et la gauche qui y collabore]. » Le grand péril civilisationnel serait désormais la « culture woke », cette « forme d’hystérie idéologique » supposément importée des États-Unis qui frappe les universités.

L’argument défendu par ces chroniqueurs et par François Legault est à peu près le suivant : la gauche a dépassé les limites d’un débat civilisé en taxant de raciste ou sexiste ceux qui tiennent des propos qui ne correspondent pas à ses idées, en manifestant contre des conférenciers transphobes, en s’opposant à l’utilisation du « mot en n », etc. Selon Bock-Côté, la gauche entretiendrait maintenant un climat de censure grâce à des « milices idéologiques » qui ne tolèrent pas les points de vue divergents. On assimile censure et intolérance.

Jouer à la victime

D’abord, il est temps d’enterrer une fois pour toute le mythe selon lequel la droite conservatrice serait victime d’une effroyable censure. Mathieu Bock-Côté écrit plusieurs fois par semaine dans le Journal de Montréal – le quotidien francophone le plus diffusé en Amérique – et intervient régulièrement comme panéliste à TVA. Comme si ce n’était pas assez, il est fréquemment invité dans des talk-shows et des émissions de débat. Et Bock-Côté n’est pas le seul : de nombreux autres chroniqueurs et animateurs de radio sont aux commandes de plateformes importantes, sur lesquelles ils s’invitent tous les uns les autres pour répandre des idées le plus souvent conservatrices, nationalistes, islamophobes et antisyndicales. Et ces gens seraient censurés?

Source : Organisation structurelle coconstruite de lo praticienxe réflexixe

Non, la droite conservatrice n’est pas victime de censure. En réalité, elle veut simplement faire taire toute opposition et confond ainsi volontairement « liberté d’expression » et « droit de ne pas se faire critiquer ». Pour le dire autrement, cette pirouette rhétorique de la droite n’est rien de plus que la crise du bacon d’un enfant gâté qui n’aime pas qu’on le contredise.

Hypocrisie

Non seulement la droite n’est-elle pas victime de censure, mais elle est elle-même coupable d’intimider la gauche à tour de bras. Nos chevaliers de la liberté d’expression bien de chez nous ne se gênent pas pour « canceller » les opinions divergentes.

Le plus récent cas de « cancel culture » à la sauce Legault est celui entourant la nomination de Bochra Manaï au nouveau poste de commissaire à la lutte contre le racisme à la Ville de Montréal. La droite s’est lancée dans une campagne concertée contre cette nomination, reprochant à Bochra Manaï ses prises de position passées contre la Loi sur la laïcité de l’État (loi 21) ainsi que son activisme comme porte-parole au sein du Conseil national des musulmans canadiens. Le premier ministre François Legault s’est lui-même ingéré dans le processus. Visiblement, quand il est question de ses propres positions, le premier ministre ne se gêne pas pour « brimer la liberté de parole » de ses critiques en menaçant leur emploi.

D’ailleurs, les « milices idéologiques » de droite n’ont en réalité rien à envier au pouvoir des « woke » de gauche à imposer leurs idées. Si Mathieu Bock-Côté tient à qualifier la gauche de « nouvelle Inquisition », peut-être devrait-on lui rappeler les actions de son propre camp. Pensons aux campagnes d’acharnement de certains politiciens et de chroniqueurs de droite contre des personnalités publiques de gauche, plus souvent qu’autrement des femmes.

La député solidaire Catherine Dorion a été victime d’une ridicule campagne de salissage menée notamment par Sophie Durocher et Denise Bombardier du Journal de Montréal à cause de… ses habits parlementaires jugés non respectables. Elle a également été censurée à de nombreuses reprises lorsqu’elle travaillait au Journal de Québec. On lui a explicitement dit qu’elle ne pouvait pas critiquer Pierre Karl Péladeau, le patron de Québecor et propriétaire du Journal.

La militante crie Maïtée Labrecque-Saganash a quant à elle été attaquée par Jean-François Lisée et sa horde suite à la diffusion de sa capsule éducative à Télé-Québec à propos du racisme systémique.

Dalila Awada, devenue une personnalité publique lors des débats sur la Charte des valeurs québécoises du PQ, a été victime d’une campagne de harcèlement et de diffamation par des cyberintimidateurs en 2018. Dans le contexte d’hystérie collective autour du port de symboles religieux, notamment le voile, dans les institutions publiques, elle avait été faussement associée par un vloggeur à une mouvance islamiste chiite. Toute cette situation avait été entretenue par la classe dirigeante, ses politiciens et ses chroniqueurs (en particulier Richard Martineau).

Alors si les actions de la droite – et de Legault lui-même – nous montrent qu’ils n’ont rien à faire de la liberté d’expression, pourquoi toute cette histoire d’intervention dans les universités? En réalité, cette « guerre au wokisme » n’aura pas réellement pour but de protéger la liberté d’expression ou la liberté académique, mais servira plutôt de prétexte à la droite et à l’extrême-droite pour mieux avancer leurs propres positions dans les campus, tout en restreignant la capacité de les critiquer.

C’est exactement ce qui s’est produit ailleurs. En Ontario, le gouvernement de Doug Ford a instrumentalisé l’enjeu de la soi-disant liberté d’expression pour interdire les manifestations sur les campus. Au Royaume-Uni, tout en prétendant lutter pour la liberté académique et pour des discussions libres sur les campus, les conservateurs de Boris Johnson sont en voie d’empêcher l’enseignement de « matériel anticapitaliste » en classe.

Les marxistes défendent tous les droits démocratiques, dont la liberté d’expression. Mais nous ne devons faire confiance ni au gouvernement caquiste, ni à l’État bourgeois en général pour garantir ces droits. La liberté d’expression est une question concrète. Sous le capitalisme, où les tribunes médiatiques sont concentrées dans quelques mains, l’université est de plus en plus marchandisée et l’éducation est inaccessible aux plus démunis, il n’y a pas de réelle liberté d’expression pour les opprimés, la jeunesse et les travailleurs.

Sur quel front mener la lutte?

Il n’y a pas de doute que l’offensive contre le « wokisme » de la droite ne peut mener qu’à des attaques contre la gauche et doit être combattue. Cependant, il faut souligner qu’il y a une once de vérité cachée dans le tas de fumier des critiques de la droite. Si la droite et l’extrême-droite sont capables de présenter les militants dans les universités comme des « censeurs », c’est parce qu’ils exagèrent des traits bien réels.

La gauche universitaire veut lutter, avec raison, contre toutes les oppressions. Mais comme elle a entièrement abandonné la perspective de la lutte des classes au profit des différentes formes de politiques identitaires, elle se retrouve à accepter le statu quo économique capitaliste. Ainsi,  la lutte contre l’oppression se réduit à des questions de symboles, de mots, de discours et de représentation. Cela permet alors à la droite de présenter la gauche comme étant entièrement préoccupée par des questions triviales et comme voulant faire la police du langage.

Bien entendu, les luttes symboliques ne sont pas à rejeter du revers de la main, comme nous l’avons soutenu lorsque la statue de John A. MacDonald a été déboulonnée. Le racisme et l’oppression doivent être combattus de toutes nos forces, quelle que soit la forme qu’ils prennent. Cependant, les luttes symboliques sont loin d’être suffisantes pour mettre fin à l’oppression des femmes, des personnes racisées, des personnes LGBT, etc. qui va bien au-delà des mots et du discours. Quand ce genre de question devient le cœur de la lutte, c’est que nous avons perdu tout sens des proportions.

De plus, les changements purement symboliques ne mettent pas réellement en danger la classe dirigeante et ses représentants qui sont les responsables de l’oppression. Cela ouvre la porte à une récupération hypocrite des revendications des groupes opprimés par la droite libérale. Ceux-ci peuvent alors se présenter comme de grands défenseurs des femmes et des minorités en soulevant une tempête pour des mesures symboliques, tout en opposant toute réforme permettant d’améliorer concrètement la condition des personnes opprimées.

C’est le cas de Justin Trudeau, qui est sans doute le champion canadien des mesures symboliques cachant des politiques réactionnaires. Le premier ministre du Canada et son gouvernement font constamment des déclarations de « reconnaissance du territoire autochtone ». Mais cela ne les empêche pas d’ensuite déchaîner la répression étatique sur les communautés autochtones lorsqu’elles résistent aux projets de pipeline sur leurs terres. C’est aussi ainsi que les démocrates américains peuvent présenter comme une grande victoire pour les femmes et les personnes racisées l’élection de Kamala Harris à la vice-présidence, alors qu’elle est une championne de la répression policière des personnes racisées. Les politiques identitaires servent d’outil pour les politiciens capitalistes comme Harris ou Trudeau pour se présenter comme étant du bord des opprimés. Une analyse de classe permet de démasquer la classe dirigeante qui utilise le symbolisme et les questions identitaires pour nous tromper.

La réalité, c’est que l’oppression en tout genre est le résultat de la pénurie artificielle maintenue par le capitalisme. Les capitalistes se servent des différentes formes de chauvinisme et de xénophobie pour justifier leur exploitation accrue de certaines catégories de travailleurs. Elles permettent de moins payer les femmes, de confiner les immigrants dans des taudis, d’avoir une couche de travailleurs qui n’ont d’autre choix que d’accepter des emplois dégradants, etc. Les idéologies chauvines permettent par la suite de monter les travailleurs les uns contre les autres, dans une lutte pour une plus grande part des miettes qui nous sont concédées. Notre combat doit être celui de tous les opprimés dans une lutte commune contre ceux qui reproduisent et profitent de l’oppression : les capitalistes et l’État.

Au lieu d’accepter le système capitaliste et de lutter essentiellement pour que les discours de nos exploiteurs soient moins ouvertement méprisants, nous devrions revendiquer la fin de l’exploitation. Au lieu des méthodes des politiques identitaires, nous devons combattre la CAQ et les oppressions avec les méthodes de la lutte de classes.

L’intervention de Legault sur les campus aura inévitablement pour effet de restreindre la liberté d’expression plutôt que de la protéger. Il faut s’attendre à des attaques sur le droit de manifester et une répression des idées de gauche. Le mouvement étudiant devrait se mobiliser pour y résister. Il devrait revendiquer une véritable liberté d’expression, avec des mesures comme l’accès à une éducation supérieure entièrement gratuite, le contrôle démocratique des établissements d’enseignement par les employés et les étudiants et la fin de la recherche universitaire financée par le privé. Naturellement, la CAQ serait opposée à ces mesures. Elle et ses amis de la droite seraient alors exposés pour ce qu’ils sont : non pas une troupe de nobles défenseurs de nos libertés, mais une bande de brutes aux idées réactionnaires.